
Rosa de Damas
Il y a des voix que l’on entend pas, non pas parce qu’elles ne parlent pas assez fort, ou qu’elles ont sombré dans l’oubli, mais plutôt parce qu’elles ne correspondent pas à nos préjugés et à notre compréhension du passé. Rosa est une de ces voix. Au début du 19e siècle chrétien, à Damas, Rosa était quelqu’un d’important. C’était une Bahri, une famille de notables grecs catholiques, préteurs et conseillers des Ottomans locaux. Son père était Hana Bahri, conseiller du gouverneur dans les années 1245H (1830G). Rosa est au centre d’une histoire singulière conservée dans l’Archive de la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples (De Propaganda Fide). La congrégation a été chargée par l’église catholique romaine en 1031H (1622G) des œuvres missionnaires. Ses archives sont une source inattendue et pourtant prolifique pour l’histoire du monde musulman. En tant que micro-histoire révélant la complexité de la société ottomane et son dynamisme, l’histoire de Rosa a fait couler beaucoup d’encre. Fille du Hanna Bahri, Rosa avait tout pour être la fille modèle ; elle était mariée et avait l’honneur de recevoir la visite d’un prêtre attitré nommé Eliyas qui lui apprenait à lire et écrire et recevait sa confession. C’est tout justement ces visites pieuses qui l’ont plongé dans une intrigue la poussant à s’enfuir de l’autre côté de la méditerranée. Ayant des soupçons sur le caractère pieux de leurs entretiens, les notables musulmans de son quartier lui ont en effet rapidement interdit l’accès au quartier. Ils seront vite rejoints par les notables grecs catholiques, déjà peu disposés à son égard car Eliyas avait quitté sa pauvre chapelle du Mont Liban et s’était installé à Damas contre les ordres du Patriarche. Le père de Rosa en particulier avait alors fini par être très gêné par cette affaire, et en accord avec le patriarche, il avait ainsi fait son possible pour faire exiler Eliyas. Mais il n’avait pas pu prévoir la suite. Rosa, éprise de son confesseur, s’était enfuie avec lui. Cependant, partout où allaient les amants adultères, ils étaient attendus par un clergé averti. Ils n’ont donc pas eu d’autre solution que de retourner à Damas. Comment pouvaient-ils échapper à l’autorité du Patriarche et au courroux des notables musulmans et chrétiens ? Une seule solution : se mettre sous la protection du gouverneur de la ville. Pour ce faire, ils ont annoncé leur conversion à l’islam devant le mufti, avant de s’unir par les liens du mariage.
À ce moment, le destin semblait sourire au jeune couple. Mais leurs espoirs d’obtenir un soutien financier de la part du mufti ne se sont pas matérialisés et leur situation s’est rapidement détériorée. Il leur fallait quitter la ville, mais ils n’en avaient pas les moyens. Impossible de demander de l’aide aux membres de leur communauté, il n’y avait non plus rien à espérer de la part du gouverneur. Ils se sont tournés vers les missionnaires, plus précisément vers le délégué apostolique envoyé par Rome, Francis Villardel. Le délégué apostolique est un prélat nommé comme représentant du Saint-Siège. C’est alors qu’ils ont exprimé à Villardel leur regrets d’avoir embrassé l’islam et leur désir de revenir au catholicisme. Dans l’impossibilité d’apostasier à Damas, ils ont alors supplié le délégué de financer leur départ vers l’Égypte, où ils resteraient cachés. Il fallait aussi que Villardel règle les dettes d’Eliyas envers ses créanciers ou ils l’empêcheraient de partir. Villardel avait alors acquiescé à leur demande. Mais au Caire, Rosa et Eliyas avaient aussitôt trahi la confiance de Villardel en prenant le bateau pour Rome. À Rome, Rosa demandait la protection du pape avant de rentrer au couvent aux côtés de son prêtre Eliyas. Qu’est-il arrivé au mari de Rosa? Non content de cette situation, il avait demandé à se remarier mais le délégué apostolique l’en avait empêché car son mariage avec Rosa était encore valide selon le dogme catholique. Il choisissait donc de se prendre pour épouse une grecque orthodoxe, chez qui l’apostasie équivalait à la mort. Le jeune « veuf » devient donc orthodoxe au grand dam du patriarche et du délégué apostolique, outré par cette facilité à traverser les frontières confessionnelles pour arriver à ses fins. Villardel refusait cependant d’abandonner et gardait l’espoir de réunir Rosa avec son premier époux : il écrivait en ce sens à Rosa, qui avait certes le mal du pays. Elle savait aussi que l’élection récente d’un nouveau patriarche lui permettrait de se présenter sous un nouveau jour. Afin de justifier son retour à Damas aux yeux de la Congrégation de la Propaganda Fide, elle n’a ainsi pas hésité à réinventer son passé, racontant qu’elle vivait heureuse à Damas avec son époux Yuhanna et que le gouverneur l’avait capturé et forçé à se convertir à l’islam et à épouser un de ses fils. Elle n’a été sauvée que par le courage de son confesseur Eliyas qui l’avait alors soutirée à la persécution du gouverneur, amenée à Rome, et gardée sous sa protection comme un ange gardien. Maintenant qu’Eliyas souhaitait retourner en Orient, elle demandait l’autorisation de le suivre. En 1250H (1835G), Rosa arrivait seule au Mont Liban, pour y retrouver son premier mari, qui entre temps avait divorcé de sa femme orthodoxe. Eliyas, quant à lui, s’était rendu au Caire où il avait pris la charge d’une paroisse.
Cette histoire, au-delà de ses rebondissements, montre à quel point les chrétiens ottomans pouvaient user des juridictions qui s’offraient à eux afin d’échapper aux gouverneurs, patriarches ou missionnaires. Leurs identifications pouvaient être multiples et circonstancielles, si compter qu’ils savaient adapter leurs discours à leur audience. Ce récit montre aussi la porosité des frontières confessionnelles et la mixité religieuse qui faisait le quotidien des Damascènes, ainsi que la multiplicité d’identifications des sujets ottomans à cette époque. Le rôle grandissant des missionnaires dans la vie des chrétiens orientaux est aussi observable dans ce récit. Acteurs historiques méconnus, les missionnaires ont fait l’objet de nombreux fantasmes et haines. Il ont tantôt été vus comme des bienfaiteurs, dédiés aux œuvres charitables et éloignés des enjeux politiques, ou au contraire comme les alliés insidieux de l’impérialisme européen, portés par le désir de conversion des musulmans. On apprend ainsi des archives de la Congrégation de la Propaganda Fide qu’il est difficile de définir leur rôle dans la société ottomane, du fait de la diversité de leurs objectifs, personnalités, et expériences locales. L’on peut affirmer cependant que, dans le cadre de l’empire ottoman, les missionnaires catholiques ont vite abandonné l’objectif de convertir les musulmans, et que leurs efforts se sont plutôt portés sur la conversion des chrétiens orthodoxes à la foi catholique. C’est précisément pour cette raison que l’action des missionnaires catholiques dans l’Empire ottoman est complexe. Selon le schéma rabâché de la persécution éternelle des chrétiens par les musulmans, laquelle avait à l’époque contribué à justifier l’impérialisme européen, les chrétiens de Syrie auraient dû voir dans les missionnaires des sauveurs, une aide pour s’extraire des griffes de « l’oppresseur ottoman ». Les consuls européens arrivant à Damas s’attendaient aussi à être reçus en héros. Ils ont rapidement été déçus. Les catholiques orientaux voyaient aussi souvent d’un mauvais œil la volonté de ces missionnaires de réformer leur église pour se conformer aux attentes de Rome. Le clergé local percevait aussi la menace de ces nouvelles églises latines qui lorgnaient sur leurs ouailles et leurs aumônes. Cela n’a pas empêché les chrétiens locaux de faire parfois appel à ces missionnaires quand ils pouvaient les sortir d’une situation difficile ; des missionnaires dénoncés aux autorités d’autres fois, accusés de vouloir les transformer en « francs », lorsqu’ils frustraient leurs intérêts. Finalement, l’objectif des chrétiens d’Orient a très souvent été d’améliorer leur situation au sein de l’Empire ottoman, plutôt que d’y échapper. La notion d’un partage d’intérêts communs entre d’un côté les missionnaires et consuls européens et de l’autre les chrétiens ottomans doit donc être remise en perspective. Cette difficulté à saisir la multiplicité de leurs appartenances et de leurs contributions à la société ottomane en dehors des schémas familiers fait qu’ils continuent à être des objets sur lesquels se construisent des discours politiques, plutôt que des voix qui permettent d’introduire de la complexité dans la compréhension du passé interconfessionnel du Moyen-Orient.
De Anaïs Massot
Article issu du N°9 de notre revue.

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