Récits

Le califat de Cordoue

(…) La dynastie de Cordoue manque toutefois de disparaître de l’Histoire sous le règne de ‘Abd Allāh (274H-299H/888-912), un marginal qui n’est guère intéressé que par la chasse et délaisse complètement les affaires de l’État. Au terme de son intermède désastreux, les Omeyyades ne contrôlent plus que les banlieues de la capitale, tandis que les croisés du Nord étendent la Reconquista plus loin que jamais et que les Fatimides se font menaçants sur l’autre rive de la Méditerranée : après la première pacification du pays par ʿAbd al-Raḥmān 1er, tout est à refaire. Heureusement pour al-Andalus, l’homme qui succède au faible ‘Abd Allāh semble être la réincarnation de l’illustre fondateur de la dynastie. Roux, les yeux bleus, la peau claire, un phénotype qu’il tient de sa mère et de sa grand-mère paternelle basques, ʿAbd al-Raḥmān III monte sur le trône à seulement vingt-et-un ans. 

 

En deux décennies, il soumet à nouveau toutes les provinces d’al-Andalus en alternant la carotte – une politique de pardon pour ceux qui rendent les armes – et le bâton – expéditions annuelles et représailles terribles contre les récalcitrants. Au terme de sa reconquête du pays, tous les foyers de résistance à l’autorité omeyyade ont été éradiqués, l’unité des musulmans rétablie sous un pouvoir centralisé, et la paix restaurée. Le maître de Cordoue s’est au passage gagné l’affection des muladis en les associant au pouvoir et en mettant sur la touche l’aristocratie arabe querelleuse qui a manqué de mener le pays à la faillite, rétablissant ainsi l’équilibre ethnique d’al-Andalus par une réforme sociale profonde. Surtout, il s’est entouré d’une nouvelle garde personnelle des plus craintes : les saqalliba, esclaves militaires d’origine slave ou germanique convertis à l’islam et célèbres pour leurs talents guerriers. ‘Abd al-Raḥmān se sent désormais assez puissant pour réaliser le grand rêve de sa famille depuis le drame de Damas et reprendre le titre qu’il estime avoir été usurpé à ses glorieux ancêtres : en 317H (929), il se fait ainsi proclamer Commandeur des Croyants et Défenseur de la Foi – en bref, calife. 

 

Toute une historiographie officielle est alors produite pour justifier et légitimer cette revendication : Cordoue devient la Médine des Omeyyades, tandis que l’exil andalou du fondateur de la dynastie est évoqué comme parallèle à la hijra prophétique. Quoi qu’il en soit, désormais armé de cette légitimité incontestable auprès de ses sujets, nouveau champion de l’orthodoxie sunnite en lieu et place des impuissants Abbassides de Bagdad, ‘Abd al-Raḥmān prend pied en Afrique pour contrer les hérétiques Fatimides qui menacent de submerger toute la région, réunit les tribus sunnites berbères en un protectorat sous son autorité, fait de sa flotte d’Almeria la plus puissante de Méditerranée occidentale, assiège Tunis et s’empare directement de Tanger, Sebta et Melilla.

 

Au Nord également, les campagnes reprennent contre les audacieux souverains croisés qui avaient profité des dissensions internes au califat pour mener d’incessants raids en terre musulmane : après avoir vu leurs capitales pillées et éventrées, les rois de Léon, de Navarre et de Castille ainsi que le comte de Barcelone sont promptement mis au pas et contraints de venir rendre hommage à ʿAbd al-Raḥmān à Cordoue et de verser tribut. Les succès du nouveau calife inspirent alors une telle peur chez l’ennemi qu’à la simple annonce de l’arrivée de ses armées, les défenseurs chrétiens abandonnent leurs forteresses pour se réfugier dans les montagnes ! Il faut à l’Omeyyade une capitale neuve à la hauteur de ce nouveau statut impérial et de ses succès : ce sera Madīnat az-Zahrā, dont il lance la construction en 324H (936). 

 

Bâtie sur le modèle de l’ancien palais des Omeyyades de Damas, cette capitale sortie en quelques années des contreforts de la Sierra Morena et de la sueur de vingt-cinq mille ouvriers, véritable Versailles médiévale et joyau de l’art islamique d’al-Andalus, nous est décrite comme “une série incroyable de palais remplis de trésors que nul oeil n’avait jamais aperçu auparavant.” Là, les ambassadeurs étrangers, qu’ils viennent de Germanie ou de Byzance, sont éblouis par le protocole fabuleux du souverain et le respect dont il jouit auprès de son peuple. Passionné d’architecture et de construction, ʿAbd al-Raḥmān consacre à ce hobby un tiers du budget de l’état et n’en oublie pas pour autant les sciences, les arts et le commerce, qui tous florissent sous son aile bienveillante – et richissime, puisque son trésor compte alors vingt millions de pièces d’or, ce qui fait du califat de Cordoue l’état le plus riche du monde d’alors. 

 

Une réussite insolente qui ne l’empêche pas de rester profondément attaché à l’islam, ainsi qu’il l’affirmera sur son lit de mort, en 350H (961) : “J’ai régné plus de cinquante ans dans la victoire ou la paix, aimé de mes sujets, craint de mes ennemis, respecté de mes alliés. Les richesses et les honneurs, le pouvoir et les plaisirs ont tous répondu à mon appel, et aucun bienfait de ce bas-monde n’a manqué à ma félicité. Pourtant, j’ai compté avec diligence les jours où j’ai pu connaître un bonheur pur et sincère : ils ne son qu’au nombre de quatorze. Ô homme, ne place pas ta confiance en ce bas-monde !” (…)

 

Issa Meyer

 

L’article est à consulter dans son intégralité dans le numéro 4 de Sarrazins, à pré-commander ici :

 

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