
Ibn Fadlan, de Bagdad aux Vikings
Homme de lettres à la cour de Bagdad, Ibn Fadlan va être envoyé en 309 de l’hégire (921) comme secrétaire de l’ambassadeur du calife abbasside Al Muqtadir au roi des Bulgares en Pays Volga. Croisant là-bas le verbe avec des Vikings venu commercer, il délivrera à son retour un récit de voyage unique en son genre.
Parti de Bagdad au mois de safar de l’année 309H, Ibn Fadlan accompagne alors un eunuque de cour, Susan al-Rassi, envoyé comme diplomate. Pour le roi des Bulgares (alors une partie de l’actuelle Russie), il est question de recevoir des notions d’islam et surtout, de se voir fournir une aide économique et militaire nécessaire à sa survie face à ses voisins. Pour le Califat, il s’agit ni plus ni moins que de se garantir une route commerciale pérenne.
Dans ce périple de plusieurs mois, et de 4 000 kilomètres vers le Nord, Ibn Fadlan va croiser diverses peuplades. Chrétiens, Juifs ou Polythéistes, les Turco-Mongols qu’ils trouvent ne sont encore à cette époque que rarement Musulmans. Libertins, sales, rudes, les mœurs de ces nomades ont alors de quoi perturber l’envoyé de cour de Bagdad, qui, élevé parmi les savants de l’adab, ne manque pas de souligner aussi toute la dureté de leur vie. Passant par Boukhara, le Khwarezm, la mer d’Aral et près des montagnes glaciales de l’Oural, l’ambassade arrive chez les Bulgares qu’un an après, en 310 H (mai 922).
La mission n’est cependant pas très concluante. D’abord pour le roi des Bulgares, qui n’aura finalement pas la somme d’argent qu’il avait espéré, puis pour Ibn Fadlan, qui chargé de renseigner les Bulgares sur l’islam, ne sera qu’à demi-mot écouté. Agacé, le roi qui devait prendre pour école de droit celle des chaféites en restera d’ailleurs à son rite originel, le hanafisme. Le lettré de Bagdad, cependant bien accueilli, va alors en profiter pour y faire quelques observations sociologiques néanmoins intéressantes. Se rendant à Wisu, carrefour commercial du coin, il va alors rendre compte de l’activité marchande des commerçants locaux; c’est là qu’il va faire la connaissance des fameux guerriers norois, qu’il nomme Rus, en fait des Varegues, soit des Vikings venus de Scandinavie.
» J’ai vu les Rûs, qui étaient venus pour leur commerce et étaient descendus près du fleuve Ati! Je n’ai jamais vu corps plus parfaits que les leurs. Par leur taille, on dirait des palmiers. Ils sont blonds et de teint vermeil. Ils ne portent ni tuniques, ni caftans, mais les hommes chez eux ont un vêtement qui leur couvre un côté du corps et leur laisse une main libre. Chacun d’eux a avec lui une hache, un sabre et un couteau et ne quitte rien de ce que nous venons de mentionner. »(1)
Tatouées de la tête aux pieds, il remarque que ces apparentes brutes à la barbe imposante pouvaient aussi se montrer coquettes : leurs longs cheveux étaient tous les jours coiffés à l’aide d’un peigne qu’ils avaient à portée de main. S’immergeant dans leur quotidien, il va pouvoir assister à leurs repas, échanges et rites. Un jour, c’est aux obsèques d’un de leurs chefs qu’il est même invité; la coutume imposant alors un sacrifice humain. C’est sous les yeux ébahis de l’observateur arabe qu’une jeune esclave, volontaire pour quitter ce bas monde avec le défunt, est ainsi exécuté en un rituel diablement organisé :
“Je vis que la jeune fille avait l’esprit égaré, elle voulut entrer dans le pavillon, mais elle mit la tête entre le pavillon et le bateau. Alors la vieille femme lui saisit la tête, la fit entrer dans le pavillon et entra avec elle. Alors les hommes se mirent à frapper avec des gourdins sur les boucliers afin qu’on n’entendît pas le bruit de ses cris, que les autres filles-esclaves ne fussent pas effrayées et ne cherchassent pas à éviter la mort avec leurs maîtres. Ensuite, six hommes entrèrent dans le pavillon et cohabitèrent tous, l’un après l’autre, avec la jeune fille. Ensuite, ils la couchèrent à côté de son maître. Deux saisirent ses deux pieds, deux autres saisirent ses mains; la vieille, appelée l’Ange de la mort arriva, lui mit sur le cou une corde de façon que les deux extrémités divergeassent et la donna à deux hommes afin qu’ils tirassent sur la corde. Puis, elle s’approcha d’elle, tenant un poignard à large lame, et elle se mit à le lui enfoncer entre les côtes et le retirer tandis que les deux hommes l’étranglèrent avec la corde, jusqu’à ce qu’elle fut morte. (…) Il y avait à côté de moi un homme des Rûs, et je l’entendis qui parlait à l’interprète qui était avec moi. Je demandai à ce dernier ce qu’il avait dit. Il me répondit: « Il dit : vous autres Arabes, vous êtes des sots» – « Pourquoi ? «lui demandai-je.– «Il dit : vous prenez l’homme qui vous est le plus cher et que vous honorez le plus, vous le mettez dans la terre et les insectes et les vers le mangent. Nous, nous le brûlons dans le feu en un clin d’œil, si bien qu’il entre immédiatement et sur le champ au paradis ». Puis il se mit à rire d’un rire démesuré.” (2)
Déjà interloqué par ce qu’il vit chez les Turcs en matière de moeurs, Ibn Fadlan sortira plus choqué encore des habitudes entrevues chez les Vikings :
“Ils se livrent sans mesure à la consommation du nabidh (vin) qu’ils boivent nuit et jour au point que parfois l’un d’entre eux meurt la coupe à la main.” (3) “Dans une seule et même de ces maisons sont réunis dix et vingt personnes, plus ou moins. Chacun a un lit sur lequel il s’assied. Avec eux sont de belles jeunes filles esclaves destinées aux marchands. Chacun d’entre eux, sous les yeux de son compagnon, a des rapports sexuels avec son esclave. Parfois, tout un groupe d’entre eux s’unissent de cette manière, les uns en face des autres. Si un marchand entre à ce moment pour acheter à l’un d’entre eux une jeune esclave et le trouve en train de cohabiter avec elle, l’homme ne se détache pas d’elle avant d’avoir satisfait son besoin.”(4)
Loin donc d’être des adeptes de la Loi divine, Ibn Fadlan remarque qu’ils sont pourtant prompts à rendre justice. Et quelle justice : “S’ils attrapent un voleur ou un brigand, ils le conduisent à un gros arbre, lui attachent au cou une corde solide et le suspendant à cet arbre où il reste pendu jusqu’à ce qu’il tombe en morceau sous l’effet des vents ou des pluies.”(5)
Forts, violents mais bon vivants, on comprend dans les lignes de l’auteur de Bagdad que les Vikings présents dans cet espace servant de frontière entre l’Europe et l’Asie sont aussi de grands commerçants. A la différence des Vikings partis attaquer la France carolingienne ou l’Espagne musulmane, plus inspirés par la conquête et le butin, ceux-ci préfèrent ranger l’épée au fourreau et faire dans le troc. Lingots, pièces et métaux divers étaient chez eux très convoités, et les intéressés savaient trouvés chez ces Norois les esclaves et fourrures de qualité. Ibn Fadlan les décrit qui plus est, comme obsédés par la recherche d’échanges profitables, priant çà et là des idoles de bois afin d’exceller dans les affaires.
Malgré quelques invraisemblances, le récit d’Ibn Fadlan est resté d’une grande richesse pour qui souhaite en savoir sur les Vikings d’époque, mais aussi sur les vues que pouvait avoir un lettré arabe sur ces guerriers devenus légendaires. Très prisé par les universitaires occidentaux, son récit va inspirer, un millénaire plus tard, l’écrivain Michael Crichton (Jurassic Park, Sphère, Soleil Levant) dans la rédaction de son roman : Le royaume de Rothgar. Attirant l’attention d’un cinéaste, John McTiernan, un film en sera d’ailleurs tiré, Le 13ème guerrier, dans lequel l’on verra Antonio Banderas jouer le rôle du bagdadien Ibn Fadlan.
Renaud K.
(1) Ibn Fadlan, Chez les russes page 319
(2)op. cit. page 319
(3)op. cit. Page 319
(4)op. cit. Page 320
(5)op. cit. Page 320

Zaynab, fondatrice de Marrakech

Al Mawardi, ou le conseiller des califes
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