Extraits,  Récits

De la peste noire en terre d’Islam

“Si les épidémies de peste, on le sait, ont causé d’incommensurables ravages dans l’Europe médiévale, le domaine de l’Islam n’a pas été en reste. Six années seulement après que le Prophète Muḥammad ﷺ ait quitté ce monde, une épidémie frappait l’Empire des compagnons sous le règne de ‘Umar en 13 de l’hégire (638). On parle de peste d’Emmaüs, village de Palestine dans lequel elle a commencé à se manifester. Il en résultait 25 000 morts auxquels s’en ajoutaient bien d’autres suite à la famine qui s’y était ajoutée l’année suivante. Le calife décide alors la mise en action d’une pratique jusqu’ici inédite, et qui servira demain de norme : l’isolement. Conformément à un dire du Prophète de l’islam ﷺ, nul ne devra entrer ou sortir d’une région infectée. L’épidémie est ainsi aussi vite endiguée. De soudains épisodes vont cependant parsemer la vie des musulmans durant plus d’un siècle et même atteindre Bagdad en 146H (763), cité tout juste fondée par les Abbassides. Mais si l’on parle de peste, il est plus souvent question de maladies infectieuses diverses et variées; les terminologies sont encore imprécises, mais des médecins travaillent à percer leurs mystères. Le perse Ibn Sīnā (Avicenne) comprend qu’il se passe quelque chose, il opte pour mettre les malades à l’écart durant 40 jours : c’est la naissance de la quarantaine. En 1056 de l’ère chrétienne, puis en 1200 et en 1295, d’autres épidémies frappent tout l’Orient font à chaque fois des morts par dizaines de milliers. Mais point de peste. Celle-ci fait alors un retour fracassant au milieu du 14e siècle chrétien. De Chine ou d’Asie centrale ? Nul ne le sait avec exactitude, mais tout le monde en subira les conséquences, il s’agit de la tristement célèbre épidémie de peste noire. En 745H (1344) quand le Khan Jāni Beg assiège le comptoir génois de Caffa, il à la funeste idée de catapulter chez l’ennemi des cadavres de pestiférés. C’est le départ de ce qui sera la plus importante épidémie du Moyen-âge. Des Génois à d’autres, la peste envahit Constantinople puis la Palestine et l’Egypte tenues par les Mamelouks. Elle dure alors des années et frappe tout un monde. Les blocus et campagnes d’isolement la ralentissent, mais les fuites sont courantes et l’on se souvient des départs précipités des sultans et émirs du Caire ou de Gaza vers les campagnes. Des citadins sont même vus arriver dans des oasis réputées pour leur salubrité, ainsi de l’île de ar-Rawdah, au milieu du Nil, soudainement envahie par des Cairotes par milliers. Damas est en parallèle atteinte en 749H (1348), Mossoul et Bagdad l’année suivante. La peste fait même un retour vers l’Est en allant en Inde et en Chine quand Médine et La Mecque sont dévastées par l’afflux de pèlerins du monde entier, qui à leur tour iront contaminer leurs régions respectives. Les chroniques d’époque racontent comment les gens mourraient à même les rues, narrant toute la nauséabonde odeur venue des villes que le vent soufflait; tous affirment que nulle épidémie n’avait jamais touché autant de monde de toute l’Histoire connue. On parle de gens crachant du sang, d’abcès au visage dégénérant en tumeurs, de syncopes et d’une urine devenant pourpre; on note encore que la durée de vie ne dépasse pas les 50 heures après manifestation des premiers symptômes. Les médecins d’Orient font aussi d’intéressants relevés. Ils notent que l’on a bien plus de chances de tomber malade lorsque l’on est en contact d’un malade ou de ses biens; les gens corpulents et jeunes femmes étant encore les plus sujets à la maladie. La peste est alors, en terre d’islam, non pas pneumonique comme en Europe ensuite, mais bubonique, et son traitement est alors sommaire : on saigne les patients, on les invite au jeûne et leur applique poudres, argiles et élixirs. Les cimetières ne peuvent même plus accueillir les morts tant ils sont nombreux. L’historien al-Maqrīzī parle de 900 000 décès pour les mois de sha’ban et ramadan de l’an 749H (1348); les défunts sont par milliers ensevelis dans des fosses communes quand d’autres sont laissés à même le sol de mosquées et marchés vidés faute de gens pour les enterrer. Il n’y a parfois même plus de levée d’impôts, l’économie de tout le bassin méditerranéen chute et les cultures ne sont même plus tenues tant les paysans meurent les uns après les autres. Ce sont même des monastères qui disparaissent dans tout le Levant et des récitateurs de Coran qui manquent pour les cérémonies funèbres. Les registres – très précis – de l’époque mamelouke démontrent à quel point la situation est catastrophique : l’on assiste à un dépeuplement massif de certaines régions quand les animaux ne sont pas aussi touchés, et donc inconsommables. Manipuler les morts et revendre leurs biens devient les activités de tous quand l’artisanat est réduit à néant; l’offre et la demande n’étant – presque – plus, c’est la quasi-totalité des métiers qui disparaissent. A une raréfaction des denrées les prix explosent, et à la peste succède naturellement la famine. A cet instant, la mort est dans tout le monde musulman – aussi connecté que urbanisé – ceci de Tombouctou à Samarcande, chaque cité ayant perdu parfois la moitié, ou les trois-quarts de sa population. Les imams rappellent évidemment la récompense de martyrs qui attend les défunts quand d’autres vont même jusqu’à remettre en question les prières en groupe menées à l’occasion : la peste est une miséricorde dont on ne doit nullement se prémunir. Il n’empêche que l’on ne manquera pas ici et là de faire revivifier la Loi afin de gagner la Miséricorde divine. Le vin est vidé de ses tonneaux, les instruments de musique sont brisés et l’on fait de l’aumône un geste quotidien. De nombreux érudits auront été des témoins directs de l’événement, tels Ibn Khaldūn et Ibn Baṭṭūṭa, de dernier ayant même mené une partie de son voyage durant la pandémie. Des érudits de l’instant, tels Ibn Ḥajar al-‘Asqalānī ou Ibn Hātima al-Anṣārī, ont fait même de complets traités. C’est finalement après avoir tué plusieurs millions de personnes dans tout le domaine de l’Islam qu’elle allait faire des ravages en Occident chrétien. Ainsi de l’Europe, le monde musulman allait en fait retrouver sa population et son activité d’avant la peste seulement deux siècles plus tard, sous les Ottomans. Entre temps, d’autres épidémies de peste allaient resurgir, notamment en 806H (1403) dans la Haute-Egypte et en Nubie; d’autres allaient émerger ensuite, mais nulle peste n’aura causé autant de dégâts que celle qu’a connu le monde musulman en ce 14e siècle chrétien. 

Renaud K.


L’article est à retrouver dans le N°6 de Sarrazins en vente ici :